Bolduc et le fantastique
par
Guy Sirois
(Ce texte a paru à l'origine dans un Dossier L
consacré à Claude Bolduc, publié en 1999 par le Service du livre luxembourgeois,
à Marche-en-Famenne, Belgique.)
L'œuvre de Claude Bolduc naît d'une double tiraillement. D'abord entre le réel et
l'imaginaire, toujours en conflit, ensuite entre la peur et le rire, poison et antidote.
Sous sa plume, le déchirement est constant. Lire Bolduc, c'est ne jamais savoir d'avance où le guide nous mènera. Le sait-il lui-même?
Claude Bolduc aime rire et faire rire. Les détails de la vie quotidienne, nos petits
travers et nos bêtises sont pour lui une source inépuisable d'inspiration. Il n'est
jamais aussi amusant que lorsqu'on le retrouve sous le masque de Klaus Bundoc, son
personnage préféré, petit écrivain sans succès et peut-être sans talent, reflet hilarant
et déformé de l'auteur.
L'humour québécois -- et Bolduc est profondément québécois -- s'apparente à l'humour
juif par son constant recours à l'auto-dénigrement, à la fois arme offensive et défensive.
On ne s'étonnera donc pas de retrouver chez l'auteur des personnages soumis aux pires tourments. Il les insulte, les bafoue, les blesse, les assassine, les dévore,
les broie en accompagnant le tout d'un grand éclat de rire de santé. Bolduc est un
grand assassin, comme Shakespeare, et comme lui, c'est un assassin heureux.
Par un paradoxe que les vrais amateurs de fantastique n'auront aucune difficulté à
comprendre, Claude Bolduc est aussi le chroniqueur des grands lieux de la peur. Il
partage avec les Hellens, Ghelderode, Ray, Owen, Compère, Prévost et tant d'autres,
le goût et la fascination des espaces autres et des terreurs qui en proviennent. Chez lui,
brume et cauchemar s'allient tout naturellement, comme s'il n'avait jamais pu en
être autrement. Ses mondes ne connaissent pas la pitié. Ils sont cruels, dévorants,
anéantissants. Les puissances qui s'agitent dans les tréfonds du réel n'ont rien d'humain.
Pour elles, l'humanité n'a pas plus de valeur que les cailloux sur le bord de la
route. Pourtant, ces puissances préfèrent les hommes aux cailloux car ceux-là ont
l'avantage sur ceux-ci de hurler et de s'agiter quand ils meurent.
Plusieurs croient qu'humour et terreur ne peuvent coexister en une même oeuvre. Ceux-là
ignorent comment le fantastique balance constamment entre les deux, comment le fantôme
peut tout autant terrifier que faire jaillir le rire. Ceux-là n'ont pas lu Jean Ray ou Robert Bloch, n'ont pas connu le sentiment d'étrangeté toute particulière que
crée la perpétuelle hésitation entre des émotions en apparence si opposées.
Nous venons de mentionner les noms de Jean Ray et de Robert Bloch. Surprendrons-nous
vraiment en révélant que Bolduc leur voue un véritable culte? Qu'il reconnaît en
eux des frères d'âme? Cela n'a rien d'étonnant quand on sait à quel point l'un et
l'autre ont systématiquement cultivé les rapports étranges entre le rire et la peur.
Québécois de naissance, Bolduc l'est tout autant dans sa thématique, bien que l'écran
particulier du fantastique puisse parfois créer illusion du contraire. On retrouve
chez lui, par exemple, le vieux thème si québécois du conflit entre la ville et la
campagne, qui se résout aisément par le jeu de l'alchimie fantastique : chacune est également
à craindre. La peur et l'horreur se cachent indifféremment dans les ruelles de Hull
(Le Maître des goules, «Toujours plus bas»), dans les forêts de banlieue (La Clairière Bouchard
) ou les forêts sauvages (La porte du froid
), sans préférence pour l'une ou pour l'autre. Ici, pas de revitalisation par la vie
campagnarde, pas davantage d'édification par l'existence urbaine. Le sentier s'ouvre
devant vous, invitant. Mais tout au bout, vous ne l'ignorez pas, ne peut se trouver
que l'anéantissement. Autant profiter du voyage
Le fantastique de Bolduc s'inscrit dans la veine moderne d'une tradition fantastique
qui nous vient d'Edgar Poe en passant par M. R. James, Arthur Machen et H. P. Lovecraft.
Le surnaturel, chez lui, a depuis longtemps perdu ses oripeaux judéo-chrétiens, et ne fait plus référence qu'à lui-même et aux créations (et créatures) que nous devons
aux nombreux praticiens du genre qui ont oeuvré des deux côtés de l'Atlantique. Mais
que l'on n'imagine pas Bolduc copiant servilement ses écrivains préférés. Quand il
choisit les thèmes les plus éculés, c'est pour leur insuffler son esprit particulier,
ricaneur et pétri de cruauté. La tête du sorcier décapité est toujours vivante, mais
si elle doit le rester, elle doit impérativement se trouver un ami et dans les plus
brefs délais («Coup de tête»). Ailleurs («Le Grand Tripoteur»), il accompagne les
vivants au-delà de la mort. Ils deviennent esprits ou fantômes, comme de bien entendu.
Mais si la mort ne les menace plus, il existe une menace plus grande encore.
Chez lui, il n'existe pas de scission réelle entre son oeuvre destinée aux adultes
et celle qui s'adresse à la jeunesse. On y retrouve le même souci du réel, du détail
vrai, de la réplique typique et, parallèlement, de l'irrationnel. Tout au plus remarquera-t-on que l'humour s'y fait plus discret, moins interventionniste. Mais cela caractérise
peut-être davantage la partie la plus récente de son oeuvre, qu'elle soit ou non
destinée aux adultes. Bolduc s'y rapproche davantage de ses personnages, délaissant
les marionnettes sans défense qu'il affectionne pour se coller à des personnages de
chair et d'os, luttant et souffrant en même temps que nous. Ces personnages-là, ils
peuvent nous faire sourire à l'occasion, mais c'est d'un sourire un peu douloureux
car leur vérité nous rappelle à la nôtre, leurs souffrances deviennent les nôtres.
Au fil des années, après des débuts aussi modestes que l'homme lui-même, Bolduc s'est
peu à peu imposé comme l'un des deux ou trois meilleurs créateurs fantastiques du
Québec. Des textes récents et aussi accomplis que «Julie», «L'heure de bébé»
ou La Porte du froid laissent croire qu'il pourrait bientôt atteindre le podium supérieur. C'est ce que
nous lui souhaitons et, soyons un peu égoïstes, c'est ce que nous nous souhaitons
à nous-mêmes.
Monsieur le guide, amenez-nous de nouveau dans vos sentiers ténébreux.
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